Soldat allemands inhumés dans le carré militaire du cimetière St. Lazare (Bourges)

Centre d'Interrogation des Aviateurs Capturés - Auswertestelle West - Oberursel

SANS TORTURE
par HANNS JOACHIM SCHARFF


[Extrait de ARGOSY magazine, May 1950 / traduction Frédéric Hénoff]
 

Au cours de la guerre je me suis levé de ma chaise de bureau à peu près cinq cent fois, claquant des talons et saluant de manière la plus correcte tout officier américain entrant dans mon bureau. A chaque fois, cet officier était pilote de chasse mais il était également prisonnier de l'Allemagne. Voici de quelle manière je me présentais à lui:

« Lieutenant (parfois il s’agissait d’un Major et parfois même d’un Colonel), je m’appelle Hanns Joachim Scharff, Obergefreiter Scharff. Il est de mon devoir de vous poser certaines questions. De par les termes de la Convention de Genève je suis tenu de vous rappeler vos droits concernant les questions à venir. Auriez-vous l'obligeance de prendre une chaise? »

La Convention de Genève régissant le traitement des prisonniers de guerre prévoit que tous les prisonniers ont obligation de répondre à trois questions : « Votre nom ? », « Votre grade ? », « Votre matricule ? » Elle prévoit également que le prisonnier peux refuser de répondre à toutes autres questions, quelque en soit la nature.

J’avais été affecté à l’Auswertestelle West, à Oberursel en Allemagne, le Centre où tous les aviateurs capturés - à l'exception des Russes, étaient interrogés. Tous les pilotes de chasse des 8th et 9th U. S. Army Air Forces tombés aux mains des Allemands étaient dirigés vers mon bureau, pièce 47, à Oberursel. Le renseignement américain avait appris à ces hommes de n’avoir à répondre qu’à mes trois premières questions, puis de refuser de répondre à quoi que ce soit d'autre. Il s’est cependant avéré que des cinq cent hommes qui passèrent par la pièce 47 – et à l'exception d'une poignée d’entre eux – que tous me racontèrent tout ce que j’avais besoin de savoir avant que j’en ai terminé avec eux.

Dans leurs bases d'entraînement au pays, puis de nouveau en Angleterre, on avait enseigné de manière assez détaillée à ces hommes comment ils devaient se comporter s'ils venaient à tomber entre nos mains comme prisonniers de guerre. En fin de compte, c’est cet enseignement même qui a joué en notre faveur.

D'abord, on a dit à ces hommes qu'ils devaient être préparés à la torture, aux mauvais traitements, aux dégradations et aux punitions sévères qui leur seraient appliqués pour les faire parler. Deuxièmement, on leur a dit que même si nous ne les torturions pas, nous pourrions les faire boire, leur fournir des femmes de petite vertus, ce qui ne manquerait pas de les briser moralement et spirituellement au point même qu’ils répondraient aux questions qu'on leur poserait.

La psychose des barbelés

Hélas pour eux, on ne leur a rien dit ou très peu sur ce que j'appelle « la psychose des barbelés ». Le fait même d'être prisonnier exerce de fortes pressions sur le mental et la volonté d'un homme. Le détenu est immédiatement envahi par un sentiment de culpabilité, même si sa capture n'est en aucun cas de son fait. Il se sent coupable car il sait qu'il est hors-jeu dès à présent et ce jusqu'à la fin de la partie - qu'il ne peut plus être aux côtés de ses camarades à se battre. Il est en somme dans son esprit à peu près aussi malheureux qu'un homme puisse l'être.

Comme nous étions nous aussi des soldats, il était tout naturel que nous exploitions cet état d'esprit.

Nous l'avons exploité en faisant exactement le contraire de ce que vos hommes attendaient de nous. En lieu et place de torture ou de dégradations, nous avons montré à l’égard de ces aviateurs capturés un maximum de courtoisie et de considération. Au lieu d’alcool et de prostituées, nous les avons emmenés dans des salles de cinéma comme nous pouvions nous même le faire, et nous les avons invités à partager notre thé et notre café quand nous pouvions en obtenir.

Supposons, pour vous décrire maintenant notre technique afin de faire parler vos pilotes de chasse, que je place un individu X dans notre quotidien. J'appellerai notre pilote Jack Spratt – le Lieutenant Jack Spratt : 21 ans, un garçon de belle apparence avec manifestement du courage et pas mal de sang-froid.

Quand le lieutenant Spratt a décollé de sa base en Angleterre pour sa dernière mission - la protection d’un groupe de bombardiers qui se dirigeaient vers nos raffineries de pétrole - il n’emportait pas seulement le souvenir de cent briefing sur la façon de se comporter s’il devait avoir à se poser en territoire ennemi, mais également un petit paquet soigneusement préparé et emballé - son kit d'évasion. Un des boutons de son pantalon n’était autre qu’une petite boussole, ou peut-être l’avait-il cachée dans la boucle de son ceinturon. Dans ce kit, on trouvait une mince lame de scie à métaux faite du meilleur acier. Il y avait aussi de la nourriture sous forme très concentrée, un comprimé pour purifier l'eau non-potable et un excitant contre la somnolence en cas de situation d’urgence. On y trouvait aussi un petit rasoir et un petit morceau de savon à barbe car en pays étranger, les inconnus avec une barbe de plusieurs jours éveillent immanquablement la méfiance. Ce kit renfermait également une carte du pays imprimée sur de la soie fine ainsi qu’une variété de devises étrangères. Ses ordres secrets pour la mission du jour, comme pour toutes celles qu’il avait déjà effectuées, étaient dactylographiés sur du papier de riz sucré afin qu'il puisse l’avaler rapidement en cas d'urgence.

Le Lieutenant Spratt emportait également autre chose. Les Américains étaient pleinement conscients de la fascination - parfois ridicule - que nous avions pour les documents de voyage, les papiers d’identité, les certificats et les sauf-conduits. Cette paperasse que chaque Européen transportait naturellement dans sa poche et que tout petit fonctionnaire demandait à voir. Toutes les organisations clandestines françaises qui aidaient les aviateurs alliés à s'échapper pouvaient confectionner ces papiers. Ils avaient les formulaires imprimés, les tampons et les signatures contrefaites qui les faisaient paraître authentiques. Mais les petites photos d’identité du détenteur du passeport qui devaient être apposées sur ces documents, c’était une autre affaire. La résistance française avait peu ou pas de possibilité d’en fabriquer. Et donc, en arrivant sur sa base en Angleterre, chaque aviateur recevait une série de cinq photos d’identité de lui en tenue civile - des photographies qui devait lui donner l'air d'un bon paysan français. Je reviendrai sur ces photos plus tard. 

Fausse sécurité en France

Quelque part au-dessus de la France, sur le chemin de l’objectif, le lieutenant Spratt a entendu son moteur tousser, il a senti ses commandes mollir puis graduellement ne plus répondre. Il a sauté en parachute, a trouvé des amis parmi les Français et a passé plusieurs semaines à marcher vers les côtes de la Manche lors de nuits noires - vers un rendez-vous avec un bateau qui le ramènerait en Angleterre - lui et beaucoup d'autres - vers sa base et la liberté.

Finalement, durant la nuit la plus sombre de toutes, avec d’autres, il a embarqué à bord d’un bateau qui a pris la mer. Mais il n'avait pas fait route depuis plus de trente minutes que le bruit d'un bateau à moteur rapide et puissant se faisait entendre. Un projecteur blanc trouait la nuit et avant qu'il ne puisse réaliser ce qui lui arrivait, il se tenait debout, les mains sur la tête, a écouter des ordres donnés avec un fort accent allemand. 

Comment nous attrapons les aviateurs

Il était inévitable que notre Gestapo découvre beaucoup de filières de résistance française. Un nombre considérable d'entre elles étaient laissées tranquilles. Nous savions que vos aviateurs en fuite les utilisaient comme relais durant leur trajet vers la côte et nous en étions très satisfaits. C’est pour cela que ces points de passage étaient soigneusement surveillés car ils faisaient tomber entre nos mains un flot régulier d'aviateurs alliés - des hommes que nous ne faisions jamais prisonniers avant qu’ils n’aient pris la mer, les gens de la clandestinité les croyant en route vers l'Angleterre.

Quand Jack Spratt et les autres ont été attrapés et qu’il est arrivé à Oberursel, il a été placé dans un bâtiment que nous appelons le « Cooler » (Note : Que l’on pourrait traduire par le rafraichisseur) - un mot américain beaucoup plus simple à dire que le nôtre: Officiersbesprechung. C'était un bâtiment neuf, mais la candeur m'oblige à dire que le lieutenant ne le trouvait pas très agréable. Sa chambre était minuscule. Un lit et une chaise. La fenêtre était en verre opaque, de sorte qu'il ne pouvait même pas entrevoir un bout de ciel bleu. Les murs étaient solides, la porte avec un petit judas également. Il ne pouvait apercevoir aucun de ses amis, ou même les entendre parler. En bref, il était à l'isolement. Il était nourri régulièrement, et des livres lui étaient fournis, mais l'isolement cellulaire, même pour le meilleur, est une chose terriblement stressante.

Questions fondamentales

Il ne passait pas entre mes mains lors de son premier interrogatoire, mais entre les mains d'un autre officier, dans la salle de filtrage. Le lieutenant Spratt a ainsi répondu aux trois premières questions - nom, grade et matricule. Puis l'officier a continué:
« Ce matricule, est-il de l'U. S. Air Force ou Britannique ? »
« Désolé, je ne peux le dire. »
« Appartenez-vous au bombardement ou de la chasse? »
« Nom, grade et matricule. »
« Quand avez-vous été abattu ? »
« Nom, grade et matricule. »
« Où avez-vous été abattu ? »
« Pas de réponse. »
« Qu'elle est votre adresse au pays ? »
« Désolé. »
« Voulez-vous une cigarette ? »
« Oui, merci, j’aimerai bien. »
« Avez-vous des dog-tags ? »
« Non, je les ai perdus. »
« Quel est le numéro de votre unité ? »
« Pas de réponse. »
« Qui est votre plus proche parent ? »
« Désolé. »
« Sur quel type d’appareil volez-vous ? »
« Désolé. »
« Pensez-vous que je sois satisfait par ces réponses ? »
« Vous connaissez mes ordres et mes droits. »
« Pourquoi portez-vous des vêtements civils si vous êtes un soldat ? »
« J'ai essayé de m'enfuir de France. »
« Dans quel coin en France ? »
« Désolé. »
« Qui est votre copain le plus proche ? »
« Je n’en ai pas. »
« D’accord, très bien, signez là. »

Le lieutenant Spratt a été ramené dans sa cellule. Il était face à lui-même. Il avait certainement gagné le premier round mais l'officier en avait tiré des déductions et formulé quelques opinions. Au bas de son rapport, il avait noté: « Amerikanische, vielleicht Jager. »

« Américain, peut-être pilote de chasse. » - Ce qui signifiait que Jack Spratt me serait assigné pour interrogatoire, puisque les pilotes de chasse étaient de mon ressort.

Lorsqu’il a pénétré dans ma pièce pour la première fois, il a eu la réaction habituelle – la surprise en entrant et lors de son accueil. Comme je l'ai dit, je n'étais pas un officier moi-même, seulement un soldat et j'étais particulièrement attentif à maintenir une courtoisie militaire et à respecter cet homme plus jeune que moi. Je parle anglais aussi bien que l’allemand et s’il avait jamais entendu parler de « Poker-Face Scharff », il n'était pas préparé à mon sourire amical, à mon absence de ressemblance avec l'inquisiteur allemand raide et aigri que véhiculent les bandes dessinées. J'avais acquis une assez bonne connaissance de l'argot américain et les murs de ma pièce étaient couverts de pin-up dessinées par Varga et Petty.

Il y avait des cigarettes et des magazines américains sur mon bureau, et je prenais toujours soin d'avoir les dernières éditions du « Stars and Stripes ».

Presque invariablement, après m'être présenté, j'inventais une excuse pour quitter la pièce quelques instants, et c’est donc ainsi que j’ai agi avec le Lieutenant Spratt.

« Je ne serai pas long, s'il vous plait, faites comme chez vous, servez-vous en cigarettes, je sais que vous voudrez jeter un œil au « Stars and Stripes » pour connaître les dernières nouvelles de Terry et les Pirates. »

A mon retour, lorsque je revenais pour débuter mon interrogatoire du Lieutenant, il était détendu et peut-être un petit peu moins sur ses gardes. Dans le cas contraire, il affichait l’expression d'une certaine inquiétude.

« Il est vraiment dommage que vous ayez perdu vos dog-tags. » lui ai-je dis. « Je pense vraiment que vous feriez mieux de me dire quelque chose pour vérifier ce nom, ce grade et ce matricule que vous nous avez donnés.

Il m’a souri et a tiré une taffe de sa cigarette.

« Mais, Lieutenant, j'ai peur que ce ne soit un peu plus sérieux que cela. Est-ce que vous pourriez faire quelques pas et vous approcher un instant de la fenêtre ? »

Prisonniers hétéroclites

En bas dans la cour de la prison, un nouveau groupe de prisonniers était arrivé par camion et commençait à pénétrer dans le « Cooler ». Il y avait là une foule bigarrée portant des vêtements de paysans, ces derniers mal ajustés, de ceux que les Français pouvaient arriver à leur trouver, les uns avec des sabots de bois, d’autres avec leurs pantalons pratiquement à mi mollet.

« Lieutenant, dite-moi ; est-ce que pour vous ces gars-là ressemblent à des aviateurs américains ? »

« Pas vraiment, je dois l’avouer. »

« Ils ont été attrapés par nos agents, comme vous l'avez été ... Supposons maintenant, pendant une minute, qu'au lieu d'être un aviateur, vous soyez un espion britannique ou américain ; nous vous avons attrapé et vous n'avez pas de dog-tags. Vous vous contentez de répondre à trois questions. Vous nous laissez entièrement le soin de décider si vous êtes un espion qui doit être fusillé - ou un honorable combattant qui a des droits, qui a droit aux privilèges de la Croix-Rouge Internationale. Si j'étais un espion, je prétendrai moi-aussi être un aviateur, n'est-ce pas ?

Cette tournure des événements le surprit. Les muscles de ses mâchoires se tendirent.

« Maintenant, Lieutenant, je suggère que vous m’en disiez juste assez pour me prouver que vous êtes celui que vous prétendez être - et non pas un espion prétendant être un soldat. Peut-être que le numéro de votre unité apaiserait mes doutes ? Peut-être que quelques détails techniques sur votre avion, ceux que connaîtraient un aviateur et qu'un espion ne connaîtraient pas ... »

Je n'ai rien à dire sur quoi que ce soit. »

J'ai souris. « Eh bien, peut-être demain ? Vous réfléchirez à mes propos, j’espère. Et en attendant, votre santé est-elle bonne? Pensez-vous que vous ayez besoin d'un docteur ou quoi que ce soit d’autre? »

« Non. »

« Bon après-midi, Lieutenant… en attendant demain. »

Je l'ai salué et il a été reconduit dans sa cellule. 

Informations via le butin

Pendant ce temps, bien sûr, les mécanismes de notre organisation à Oberursel étaient entrés en action. J'ai d'abord rendu visite à cette femme infatigable et incroyablement efficace, Frau Biehler. Elle était le chef d'un bureau que nous appelions le BUNA pour Beute und Nachrichten Abteilung, qui peut être traduit par « Service d’Information via le butin ».

Au BUNA arrivaient toutes sortes d’affaires, de choses récupérés sur les avions alliés abattus et leurs pilotes - vivants ou morts. Les classeurs étaient remplis de cartes de pilotes, certaines déchirées ou brûlées et tâchées de graisse et de sang. Beaucoup d'entre elles avaient été annotées, complétées avec des traits de règle indiquant les routes à suivre lors des missions, ou le point de rendez-vous, ou l’objectif, et toutes étaient soigneusement conservées sous plastique. Les affaires contenaient aussi des reçus de paie, des tickets de cantine, de petites coupures, des tickets de tramway, des lettres, des coupures de presse, des papiers d'identité fabriqués par la résistance française et des photographies. Même une chose aussi insignifiante que la contremarque qu’un sergent appose habituellement sur un ticket de repas pour l’annuler, pouvait être parfois pour nous d'une grande importance lors de l’interrogatoire des pilotes abattus. Ce serait là peut-être le seul indice qui nous mènerait à l'identification complète d'un prisonnier.

A ce stade de mon récit, je voudrai faire simplement remarquer que je savais parfaitement que Jack Spratt n'était pas un espion. Mais en partant de cette certitude, il me fallait la relier à du concret. Elle devait s’imbriquer dans l’ordonnancement de la guerre si mon futur questionnement de cet homme voulait être efficace.

En complément du fichier d'objets provenant des avions et des aviateurs, Frau Biehler maintenait un suivi complet et continu de toutes les unités aériennes pour chacun des pays Alliés. Elle le tenait à jour de deux manières :

D'abord, la section Presse. Dans ce bureau nous arrivaient de nos agents à l'étranger les journaux locaux et les magazines nationaux de partout dans le monde. Ils étaient soigneusement étudiés. Si Jimmy Jones, de Richmond en Virginie, pilote de chasse au 321th Group, remportait une Distinguished Flying Cross, le journal Times Dispatch ferait part de la nouvelle, et bientôt une coupure du Times Dispatch serait mise en sécurité dans notre dossier sur le 321th. Les journaux locaux imprimaient presque toujours une photographie de l'as distingué et ces photographies étaient extrêmement utiles pour nous. De plus, dans les fichiers du BUNA, il y avait un apport continu d’informations provenant d'interrogateurs comme moi - les transcriptions exactes de nos conversations avec les prisonniers, retranscrites à la machine à écrire à leur insu. Ces retranscriptions étaient insérées dans les dossiers des différentes unités par un système d'indexation assez remarquable. Des détails donnés également par les détenus eux-mêmes, car même la plus simple des plaisanteries lâchée par un prisonnier lambda passé chez nous des mois auparavant, pouvait être la clé pour défaire un nouveau prisonnier et l’amener à nous parler. Ma première demande à Frau Biehler: « Les affaires concernant Jack Spratt vous ont été envoyés hier, qu’en dit M. Nagel? »

Herr Bert Nagel – avant-guerre professeur à Heidelberg, enseignant Goethe dans sa relation avec Shakespeare - était maintenant un Feldwebel [sergent] en uniforme gris, travaillant au BUNA. Au début de la guerre, il avait découvert quelque chose et maintenant la caractéristique dominante de ces cinq petites photos de passeport faites dans les bases anglaises était devenue plus évidente :

Alors que les fichiers de Nagel commençaient à s’enrichir, il remarqua un point particulièrement évident. Chaque base en Angleterre semblait avoir son propre photographe. Le même photographe prenait des portraits de tous les aviateurs qui y étaient basés. Pour ces photos, les aviateurs devaient porter un vêtement civil mais ils n’en disposaient pas en propre. Alors, les photographes de chaque base avaient acheté un costume, une chemise et une cravate et ils avaient pris leurs photos, celles-ci complèteraient le kit d’évasion et serviraient à l’aviateur pour ses faux papiers.

De même, les photographes n'avaient jamais pris une seule fois la peine de varier l'arrière-plan devant lequel ils prenaient leurs photos. Et chaque photographe avait aussi sa propre façon de couper et de détourer ses tirages.

Herr Nagel m'a répondu au téléphone: « Ces photos de l'homme qui dit s’appeler Spratt, elles ont été faites par le photographe du 355th Fighter Group basé à Steeple Morden, je reconnaitrai cette cravate rayée n'importe où. »

« Bien, maintenant, Frau Biehler, pourriez-vous me sortir votre dossier sur la 8th Air Force du Général Dolittle, le 65th Fighter Wing, le 355th Fighter Group. »

En un instant, je parcourais l'histoire complète et intime du 355th Group, l’unité de Jack Spratt. Je savais où elle s'était entraînée en Amérique et quel jour elle était arrivée en Ecosse à bord du Queen Elizabeth. Je lisais les noms de tous les commandants et des as, je regardais les photographies de la plupart d'entre eux découpées dans les journaux locaux. J'ai aussi regardé les photographies de l'aérodrome de Steeple Morden, les hangars et les pistes, les magasins et les casernements. Plus important peut-être, je me remémorai les étranges personnages du 355th, les anecdotes amusantes à leur sujet et les aventures fantastiques qu'ils avaient eues. Tout ceci avait été soigneusement préservé lors des bavardages que nous avions eus durant nos amicales conversations avec de précédents membres du 355th qui étaient passé entre nos mains – lâchés dans la conversation après qu’ils se soient détendus et que nous soyons devenus amis.

Mais je ne savais toujours rien de la dernière mission de Jack Spratt - ce qui l'avait contraint à sauter et d'où il venait. C'était une information absolument vitale pour que je puisse l'interroger plus avant et c'est dans ce but que Frau Biehler téléphona au Feldwebel [Sergent] Model, chef de l'Abschusskartel – le registre des revendications allemandes.

Chaque fois qu'un avion allié tombait sur l’un des territoires que nous contrôlions, la nouvelle de cet évènement parvenait très rapidement au Fw. Model. Tous, depuis les postes de défense antiaérienne jusqu'aux bourgmestres, en passant par les soldats d'occupation et les policiers des pays occupés, avait reçu l'ordre de diffuser rapidement ces informations. Lorsque son téléphone sonnait et qu'un rapport de quelque point éloigné commençait à arriver, le Fw. Model s’appliquait à remplir une fiche. Les marquages au pochoir qui indiquaient le type d’avion, l'emplacement exact de l'accident. Les marques de nationalité que portait l’avion et si son ou ses occupants avaient été tués, capturés ou s’ils s'étaient échappés.

Le Fw. Model avait cinq fiches qui m'intéressaient. Les pilotes concernés par ces dernières s’étaient tous échappés et nous étaient inconnus. Les pertes étaient toutes intervenues dans le créneau horaire correspondant à la chute de Jack Spratt.

Mais parmi ces cinq avions, deux avait été éliminés immédiatement. Ils n'avaient pas brûlé lorsqu’ils avaient touché terre. Leurs marques nous indiquaient qu'ils appartenaient aux 4th et 36th Fighter Group. Le troisième avion avait brûlé, mais il en restait assez pour deviner qu'il s'agissait d'un P-38 et je savais que le groupe de Jack Spratt volait sur P-51 Mustang. Il nous restait donc deux fiches qui pourraient correspondre à l'avion de Jack Spratt, car toutes les deux concernaient des Mustangs. L'un d'entre eux s'était écrasé - après que son pilote ait sauté - dans le nord de l'Allemagne le 15 avril. L'autre était tombé à flanc de colline en France, à quelques kilomètres à l'ouest du Rhin le 2 mai. Ce deuxième pilote lui aussi s’était parachuté et s'était échappé.

Maintenant direction la station d’écoute radio. Ici, dans ce bâtiment compact, le personnel radio le plus compétant et vigilant qui se puisse trouver écoutait vingt-quatre heures sur vingt-quatre les communications radio de vos aviateurs – d’avion à avion, d’avion à base, de base à avion. Le « Funklage » qu'ils avaient enregistré était tout à fait complet. J’ai tourné les pages et je me suis arrêté sur les deux dates qui m'intéressaient ; et parmi les milliers d'entrées pour le 2 mai :

« Catspaw Red Four à White One. Moteur foutu, je saute. »

L'heure du message était à 11h32 heures. La fréquence à laquelle il avait été reçu à notre station d’écoute était 389,6 kilocycles.

Un autre appel téléphonique: « Herr Kaspar, quelle unité utilise la fréquence 389.6 ? »

« Attendez une minute, oui, nous y voilà, utilisé par le 355th Fighter Group. L'indicatif d'appel est Catspaw. »

J'étais prêt pour une nouvelle conversation avec le Lieutenant Jack Spratt. 

Ce que nous voulions connaitre

S'il vous plaît, laissez-moi vous expliquer que nous n'avions aucun espoir d’apprendre de ces prisonniers des secrets de la plus haute importance. Nous savions qu'ils n’auraient pas d'informations concernant d’aussi vastes sujets que les plans du débarquement en Normandie ou l'état des relations avec les Russes. Mais nous avions des questions qui demandaient des réponses et elles étaient généralement transmises à des interrogateurs tels que moi lors de réunions d'information avec notre propre commandement supérieur. Ce jour-là - par exemple - les Colonels et les Majors nous avaient dit qu'il y avait trois choses que nous devions apprendre de nos prisonniers:

1. « Quels sont les ordres donnés aux pilotes pour conduire les bombardements et les attaques de mitraillage sur nos convois de chemin de fer ? Jusqu'à il y a peu, les locomotives étaient la cible principale. Dernièrement, de nombreux tirs ont été portés au centre des convois, occasionnant de nombreuses pertes humaines. S’agit-t-il là d’un manque de précision, ou de nouveaux ordres ont-ils été donnés ? Nous devons le savoir pour prendre des mesures appropriées. »

2. « Quelle est la signification du tir de dix balles traçantes blanches en succession rapide lors d’un combat aérien? »

3. « Quand les chasseurs d'escorte larguent-ils leurs réservoirs jetables, dès qu’ils aperçoivent nos avions ou après qu’il ait établi le contact? »

Cet après-midi-là, lorsque le Lieutenant Spratt a été ramené dans ma salle, lorsque nous avons commencé à discuter, j'ai gardé pour moi ces questions importantes. J'avais autre chose à faire en premier. La clé de toute notre technique psychologique était de convaincre ce jeune voyageur que je connaissais déjà tellement de choses sur lui et son groupe qu'il était ridicule qu’il poursuive dans son mutisme obstiné, de le convaincre que nos informations étaient déjà si complètes qu'il ne pouvait rien nous apprendre d’autre qui ne compte vraiment.

Alors, quand je l'ai salué et que je l'ai invité à prendre une chaise et une cigarette, j’ai commencé par lui dire avec un large sourire: « Eh bien, nous pouvons arrêter de nous demander si nous devrions vous prendre pour un espion. »

Il semblait soulagé mais toujours un peu méfiant et je continuais à sourire. Je me suis penché en avant vers lui et en lui lançant un clin d'œil : « Dite-moi, Lieutenant, est-ce que Curly Brown s'est déjà remis de cette histoire où il a marché au plafond ? » 

Une vieille histoire – Tirée de nos fichiers

C'était une vieille histoire à propos de personnels du 355th, tirée du dossier de Frau Biehler – une histoire racontée par un prisonnier de cette unité et soigneusement retranscrite pour être utilisée dans une telle circonstance. Le changement d'expression sur le visage de Jack avait été presque imperceptible. « Je ne connais personne qui s’appelle Curly Brown, » me répondit-il fermement.

« Sacré bon sang ! Dis-je. » « Vous êtes du 355th, et vous n'avez jamais entendu parler de cette histoire ? Oh, vous devez sûrement vous en souvenir. Un soir au club des officiers de Steeple Morden, alors qu’il avait un peu trop bu et qu’il s’était assoupit, Bill Cooper et Mike Jones, ont enlevé les chaussures de Curly. Ils ont alors demandé à votre intendant en chef, le vieux Sniffy Megaw, de leur apporter du cirage à chaussures et une échelle. Ils ont ensuite noirci avec ce dernier les semelles des chaussures de Curly et sont montés à l'échelle puis ont imprimé des empreintes de pas le long du mur, puis à travers tout le plafond et sur le mur opposé. La dernière fois que j'ai entendu parler de votre unité, Curly commençait vraiment à croire qu'il avait marché réellement au plafond. »

Il est peut-être difficile pour vous de croire à l’effet que ce bavardage a provoqué chez Jack Spratt. Mais bien sûr, vous n'avez pas 21 ans et n’êtes pas un prisonnier de guerre maintenu à l'isolement durant des jours. Il avait obéi en tous points à ses ordres. Il était déterminé à ne pas répondre à la plus simple de nos questions et une fois de plus, nous l'avions piégé! Nous savions à quelle unité il appartenait! Nous connaissions ses copains par leurs noms!

Je lui ai raconté encore d’autres anecdotes à propos de son groupe, de ses copains, en mentant juste un peu sans prétendre que tout cela était important. Il s'est assis d’un air assombri, gardant tout en lui. Puis j’ai dit : « Regardez par-là, Lieutenant, c'est vraiment un beau jour et je sais que vous devez en avoir marre d’être là dans le « Cooler ». Allons faire un tour ! » 

Une promenade amicale

Nous nous sommes promenés dans les chemins de campagne. Dans ces conditions, face à cette apparente convivialité et cette manière évidente d'oublier plus ou moins que nous étions des ennemis, il lui était tout à fait impossible de marcher dans un silence absolu. Les bonnes manières qu'on lui avait enseignées dans une charmante maison là-bas en Amérique l'empêchaient d’avoir cet air maussade.

Et c’est ainsi qu’il a commencé à parler un peu de lui. Oh, pas de questions militaires - mais des arbres et des arbustes que nous avons croisés, des oiseaux qui chantaient dans les fourrés et sur le château au sommet d'une colline là-bas au loin. Nous sommes arrivés à un petit café isolé dans les bois, nous sommes entrés et j'ai commandé du thé pour deux. Il n'y avait pas de sucre, de citron ou même de crème, mais c’était chaud et ça avait bon goût.

J'ai dit: « Cela a été vraiment difficile, votre moteur vous lâchant au-dessus du Rhin. »

 Il a levé brusquement les yeux. « Comment savez-vous où ça s’est passé? »

J'ai souri. « Mais vous avez eu de la chance de ne pas vous être parachuté quelques minutes plus tard, car vous auriez alors atterri en Allemagne plutôt qu'en France. D'un autre côté, ces avions sont des machines si sophistiquées, il est assez rare qu'un moteur s'arrête d’un coup.»

J’ai rapidement poursuivi, n'attendant pas de réponse de sa part, laissant tomber toute ces connaissances sur son identité et ses aventures. Je parlai de son commandant, qui avait épousé une Anglaise et des nouvelles vestes à col de fourrure que certains groupes aériens commençaient à recevoir en dotation.

Cet étalage de connaissance intime sur ses affaires et ses amis lui parus si éblouissant qu’il ne put contenir une expression d’étonnement sur son visage juvénile. Il avait bien sûr, entendu de nombreuses histoires romantiques sur la mécanique formidable et mystérieuse de l'espionnage allemand et il était sur le point de croire maintenant (comme il me l'a dit plus tard – et comme beaucoup de ces jeunes gens me l'ont dit après que j'en ai eu fini avec eux) que peut-être l'un des gars de sa propre unité était un agent allemand. Il ne savait rien du BUNA et du Feldwebel Nagel.

Il était déstabilisé maintenant. Il était là et au lieu d'être frappé à coups de matraque ou séduit avec du vin et des femmes, il était assis dans la quiétude d’un bois, parlant à quelqu’un d’assez simple après tout pour un Boche - qui savait déjà tout ce qu'il fallait savoir sur le 355th, sur les Mustangs et au sujet du lieutenant Jack Spratt. Qu'est-ce que c’était que tout ce cirque à propos du secret, de serrer les lèvres et ne rien dire?

Donc, à ce stade, sachant ce qu'il pensait, j'ai utilisé le très simple soupçon de psychologie suivant ; je lui ai raconté des choses basiques concernant les problèmes de logistique des bases anglaises, des choses qu'il savait être vraies, puis j'ai dit : « Il est dommage que votre industrie soit à court de produits chimiques pour fabriquer des balles traçantes rouges. Les traçantes blanches que vous utilisez dans les combats d'aujourd'hui doivent être plutôt difficiles à suivre du regard - vous en utilisez tellement à la suite. »

« Vous êtes idiot » m’a t’il répondu. « Nous utilisons ces traceuses blanches uniquement pour que les autres gars dans la formation puissent voir sur quelle cible s’est verrouillé chaque pilote ; ainsi ils ne gaspilleront pas toutes leurs balles sur le même avion Boche. »

« Ok, et bien à chacun ses méthodes. » Et je changeai nonchalamment de sujet, si vite qu'il ne s’était même pas aperçu que j'avais obtenu de lui la réponse à l'une de mes trois questions vitales. 

J’obtiens plus de réponses

Une heure plus tard et deux, voire plusieurs thés et cigarettes, j'avais les réponses aux deux autres questions. Et Jack Spratt était un jeune homme énormément soulagé. Les tensions l’avaient abandonné. Avant qu'il ne puisse même s'inquiéter de savoir s'il avait trop parlé, nous avions repris notre agréable promenade en direction du camp. Et je lui disais: « Vous êtes trop fort pour moi Lieutenant, je vous abandonne à partir de maintenant - c’est là guerre et sans rancunes, je peux vous l’assurer. Je sais que ce n'est pas très sympa là-bas tout seul dans cette pièce… Bientôt vous serez envoyé dans un camp permanent où vous serez avec vos copains tout le temps… En attendant, il y a cinéma ce soir, alors si vous voulez y aller. Et peut-être que vous et moi pourrons sortir nous promener à nouveau demain si nous la journée est belle. »

 La retranscription de notre conversation – que j’ai dactylographiée avec grand soin dès que j'ai été seul - a été un document que nos gens de la Luftwaffe ont lu avec grand intérêt. Durant les journées suivantes, j'ai eu une demi-douzaine d'autres entretiens avec le lieutenant Spratt. Je ne lui ai plus jamais posé de questions. Je lui ai simplement raconté quelques historiettes qu'il avait une propension naturelle à agrémenter. J'ai ainsi récolté plus d'une douzaine de nouvelles pages d’anecdotes sur les personnages du 355th Fighter Group, que j'ai pu remettre à Frau Biehler au BUNA. Nos dossiers sur le groupe ont été mis à jour afin que nous puissions parler de ces choses récentes lorsqu’un prochain pilote du 355th tomberait entre nos mains.

Inutile de vous dire qu'il y a d’innombrables variantes par rapport à cette série d'événements et de résultats vécus avec le lieutenant Jack Spratt. Il y a eu à gérer des différences de caractère, des différences de tempérament. Je voudrais aussi ajouter qu'aucun pilote américain ne m'a parlé par peur ou avec l'ignoble espoir d'améliorer ses conditions de détention.

Mais sur plus de cinq cent pilotes que j’ai interrogés, tous, à l’exception d’une vingtaine et en étant large dans mon estimation, tous ont parlés et m'ont racontés précisément toutes les choses que je voulais apprendre.